8
— Un hôtel ? proposa Salim.
Ils avaient déambulé dans les rues sans vraiment prêter attention à ce qu’ils voyaient. La journée s’était écoulée au ralenti et, maintenant que la nuit était là, leur fatigue se faisait de plomb.
— Tu as déjà proposé ça mille fois ! Je te rappelle que notre argent a servi à nous acheter les deux sandwichs que nous venons de finir !
— Et si nous demandions l’hospitalité à quelqu’un ?
— Bonne idée, commenta Camille. Comme ça, on est sûrs de finir la nuit au poste de police et d’être mis dans le train de retour demain matin.
— Mais…
— Nous sommes mineurs, Salim, et nous sommes dans la vraie vie, pas dans un film ou dans un roman.
— D’accord, c’est toi le chef. Qu’est-ce que tu proposes ?
— Rien du tout. Je sais juste que j’ai mal aux pieds et affreusement sommeil.
Salim entraîna son amie dans un square et se laissa tomber avec elle sur un banc. Elle allongea ses jambes avec un soupir d’aise.
— Que ça fait du bien ! J’ai l’impression d’avoir marché toute la journée.
— Mais tu as marché toute la journée. Tu l’as déjà oublié ? Tu recommences à m’inquiéter.
— Salim, je suis crevée. Avec la meilleure volonté du monde, je n’arrive pas à te trouver drôle. Si on dormait ici ?
— Sur ce banc ?
— Pourquoi pas ? Nous avons dormi dans des auberges, à la belle étoile, à l’arrière d’un chariot, qu’est-ce qu’un banc a de plus surprenant ?
— C’est que… commença Salim.
— … ce serait une foutue mauvaise idée ! acheva une voix dans leur dos.
Ils se retournèrent d’un bloc.
Un homme était allongé près d’un buisson juste derrière eux, enveloppé, malgré la chaleur, dans un long manteau gris.
— Et pourquoi donc ? répliqua Camille. Vous êtes bien installé pour la nuit, non ?
— Erreur demoiselle, rétorqua l’homme en se levant péniblement, erreur ! J’profitais de la tombée du soir dans un des rares coins de cette foutue ville où on peut encore entendre chanter un rossignol. Maintenant, j’me tire. J’ai pas envie de m’faire rafler par ces foutus condés.
Camille sourit malgré elle.
— C’est-à-dire ?
Le clochard s’approcha en se grattant le ventre sous son tricot. C’était un vieil homme mal rasé, au visage marqué par les excès et les épreuves. Il plissait les yeux, comme si sa vue était déficiente, et ses iris avaient un aspect laiteux.
— C’est-à-dire que, dans quelques foutues minutes, la police va débarquer dans ce foutu parc et embarquer tous ceux qui y traînent.
Salim se tourna vers son amie.
— Bravo pour ton idée de nuit à la belle étoile !
Camille ne lui accorda aucune attention. Elle s’adressa de nouveau au clochard :
— Excusez-moi si je suis indiscrète, mais vous allez dormir où ?
— J’ai une planquette, dit le clochard. Vous avez fugué ?
La question était directe ; la réponse de Camille le fut tout autant.
— Oui. Et on ne sait pas où dormir.
L’homme réfléchit un instant puis se décida.
— Si tu veux, proposa-t-il à Camille, on fait un marché. Je vous emmène dans ma planquette et, en échange, tu m’fais la lecture.
— La lecture ?
— Qu’est-ce que ça a de drôle, s’emporta-t-il, tu crois qu’il faut porter un costume trois-pièces et rouler en Rolls pour aimer les livres ?
— Non, pas du tout, affirma Camille. Je suis d’accord pour vous lire ce que vous voulez.
Le clochard dénuda trois chicots jaunis en guise de sourire.
— Alors on y va, ça va devenir malsain par ici.
— On va dans votre foutue planquette ? demanda Salim.
— C’est ça, mon gars, c’est ça. Et si tu te figures que, parce que j’ai été ratatiné par la vie bien avant ta naissance, tu as le droit de te fiche de moi, il se pourrait que je t’enseigne le respect et la générosité à coups de pied au cul… Compris ?
— Compris monsieur, fit Salim soudain confus.
Le clochard les guida hors du square. Ils empruntèrent une série de rues étroites et débouchèrent dans une impasse au fond de laquelle se dressaient de gros conteneurs à ordures.
— J’espère que ce n’est pas ça, sa planquette, murmura Salim.
Le vieil homme passa derrière les conteneurs. Il tâtonna un instant, puis souleva une plaque en métal.
— Les égouts ? s’étonna Camille.
— Non fillette, répondit l’homme en repoussant la plaque, les catacombes. Y a que trois mètres à descendre. Passez devant, je refermerai.
Une échelle métallique rouillée s’enfonçait dans l’obscurité. Comme Camille ne bougeait pas, Salim soupira.
— J’aurais dû m’en douter, maugréa-t-il. Le mollusque part en éclaireur dans les égouts… Camille, tu es sûre de toi ?
Elle se contenta de hausser les épaules.
— C’est bon, j’ai compris, poursuivit-il. J’y vais.
Il empoigna les premiers échelons et disparut dans le puits noir.
Très vite, sa voix retentit.
— Ça roule, ma vieille, je suis en bas et j’ai liquidé les rats, les serpents, les scorpions et même un alligator des marais. Tu peux descendre, c’est génial ici, sauf qu’on n’y voit rien.
Camille le rejoignit. Elle discernait à peine sa silhouette dans la maigre lueur qui arrivait d’en haut. Le clochard tira la plaque derrière lui et il fit totalement noir.
— N’ayez pas peur, les mioches, lança-t-il. Y a tout le confort voulu, ici. Regardez.
Il y eut un grattement et une allumette s’enflamma. Il l’approcha d’une lampe à pétrole et la scène s’éclaira.
Ils se trouvaient dans une salle d’environ cinq mètres de côté, entièrement taillée dans une roche percée de nombreuses niches. Une porte métallique, rouillée et impressionnante, se dressait sur le mur qui leur faisait face. Une paillasse était jetée dans un coin à côté d’une caisse de bois. Des boîtes de conserve vides et des bouteilles, vides elles aussi, jonchaient le sol. Contre toute attente, l’endroit diffusait une véritable chaleur humaine.
— Voilà ma planquette, annonça l’homme avec une certaine fierté.
— Nous sommes vraiment dans les catacombes ? demanda Salim.
— Pour sûr, mon gars, pour sûr. Les vraies de vraies s’trouvent plutôt sous le XIVe, mais ces souterrains leur ressemblent vachement. Y en a des kilomètres sous Paris. Souvent, ce sont des galeries, mais parfois on trouve des salles comme celle-ci.
— Et l’entrée là-haut ?
— Va savoir, mon gars, va savoir. Les catacombes correspondent souvent avec le réseau des égouts. C’était peut-être une plaque de visite, fut un temps.
— Et la porte en fer ?
— Elle doit s’ouvrir sur un labyrinthe de galeries, mais j’ai pas la clef. C’est aussi bien. Comme ça, je suis tranquille dans ma planquette. Dis-moi, p’tit gars, tu poses toujours autant de questions ou t’es malade ?
Camille s’était approchée de la paillasse qu’elle contemplait avec convoitise malgré son état de vétusté. Elle jeta un coup d’œil sur la caisse de bois qui était ouverte. Elle était pleine de livres.
Le clochard se tourna vers elle.
— Ça, c’est mon trésor. Les plus beaux livres du monde.
Il haussa les épaules avant de poursuivre :
— Mais je ne peux pas en profiter.
— Vous ne savez pas lire ? hasarda Salim.
L’homme lui jeta un regard courroucé.
— J’ai lu plus de livres que tu n’en verras de toute ta vie, morveux. J’aurais aimé continuer jusqu’à ma mort, mais mes yeux n’ont pas été d’accord. J’arrive encore à voir de loin, mais pour ce qui est de lire…
Sa voix se brisa et, pour lui donner le temps de se reprendre, Camille prit un livre dans la malle. Elle en lut le titre, La Condition humaine.
— J’ai aimé celui-ci, dit-elle, même si je n’ai peut-être pas tout compris.
Il la contempla, émerveillé.
— Tu as lu Malraux, à ton âge ?
— C’est un phénomène cette fille, expliqua Salim en se rengorgeant. Si c’était une poule, son premier œuf serait l’Encyclopcedia Universalis.
Camille leva les yeux au ciel.
— De mieux en mieux, Salim. On peut difficilement faire plus délicat que comparer une fille à une poule.
Le clochard s’était approché de la caisse.
— Regarde un peu, fillette, si tu peux me trouver L’Art d’être grand-père de Victor Hugo. Lis-m’en quelques pages et je m’estimerai le plus heureux des hommes.
Camille farfouilla un moment et finit par dénicher l’ouvrage. Elle s’assit sur la paillasse et le vieil homme prit place à côté d’elle.
Elle ouvrit le livre avec un étrange sentiment. Un souvenir oublié gagnait lentement la surface de son esprit. Elle se revoyait toute petite, confortablement installée sous un édredon de plumes. À côté d’elle, une jeune femme lui lisait une histoire merveilleuse d’une voix douce en la regardant avec tant d’affection que…
Le chuchoteur, dans sa poche, poussa un petit cri et bondit sur ses genoux. Il tremblait.
— C’est quoi c’te bestiole, demanda l’homme, un rat ?
— Non monsieur, ce serait plutôt une sorte d’écureuil nain.
— Ah bon. T’es prête ?
Sous les caresses de Camille, le chuchoteur s’était calmé. Elle commença sa lecture. Elle n’avait jamais vraiment apprécié Victor Hugo, mais elle adorait lire et, par reconnaissance pour leur hôte, elle y mit tout son cœur.
Quand elle eut terminé, de grosses larmes coulaient sur les joues ridées du clochard. Il les essuya du revers de la main et se tourna vers elle.
— Tu ne peux pas savoir ce que tu viens de m’offrir.
— Que…
— Non, ne dis rien, ne demande rien. Nos vies se sont croisées ce soir et, grâce à toi, j’ai pu revenir loin en arrière, vers des jours meilleurs. En dire plus serait une erreur. Je ne sais pas qui tu es, tu ne sais pas qui j’étais, c’est bien ainsi. Vous allez dormir et demain nos routes se sépareront.
Il se leva brusquement et attrapa une vieille couverture qu’il jeta par terre.
— Je vous laisse la paillasse. Ce n’est pas terrible, mais vous y serez mieux que sur le banc. En principe, il ne devrait pas y avoir de puces. Je n’éteindrai pas la lampe cette nuit. Dormir dans le vrai noir, quand on n’en a pas l’habitude, ça peut être effrayant.
Il s’approcha de la lampe à pétrole, baissa la flamme jusqu’à ce qu’elle ne diffuse plus qu’une frêle lueur, puis il s’allongea sur la couverture.
— Bonne nuit, les mioches. Si je ronfle, n’hésitez pas à me secouer, ça devrait m’arrêter.
— Bonne nuit, répondit Camille en s’allongeant à son tour, imitée par Salim.